Un livre est un masque. Car écrire, au fond, c’est toujours une façon de se masquer ou, au contraire d’ôter le masque. Et, pour le lecteur, comme un masque qui se livre, un texte est d’abord, un objet de jouissance. Et le plaisir consiste à lever le masque, à le soulever légèrement, à démasquer l’auteur.
Qu’est-ce que l’écriture ?
Masque, parce que. Écrire, au fond, c’est toujours une façon de se masquer ou, au contraire d’ôter le masque. De même, tout texte est une introduction à ce qui ne s’écrira jamais. Cela veut dire : quand il a dévoilé son masque, l’auteur a, par la même occasion, revêtu un autre…
On savait dans les sociétés qui ont vu naître le théâtre que les personnages n’étaient pas les personnes. Et que, pour que celles-ci jouent ceux-là ou pour que ceux-là jouent celles-ci, il fallait leur mettre un masque. C’était la seule façon de dire la vérité sur la vie que de surjouer la vie, de lui mettre un masque. Et ces mêmes sociétés, à carnaval, se mettaient un masque pour redire la vérité du monde, à savoir que tous les hommes sont égaux.
Écrire, c’est jeter une vérité sur le monde. C’est donc toujours le couvrir d’un masque. La tâche du lecteur, on y revient, est souvent de soulever ce masque et d’entrevoir, par un bâillement du voile, ce qui en dessous voulait se dire ou se taire. Le masque est à l’écriture ce que l’alcool est à la bonne compagnie : c’est le supplément qui délie les langues. C’est le masque qui couvre le réel pour le rendre plus beau ou seulement supportable.
Qu’est-ce qu’un auteur ?
L’écrivain est aussi, à en croire Léo Strauss, celui qui met un voile de vérité aux erreurs du commun ou un voile de tempérance aux vérités des révolutionnaires, pour gérer la paix sociale. Il est donc, pour le meilleur, l’homme du masque.
Mais la figure de l’auteur ne nous vient pas que de cette tradition-là. A côté du carnaval et son tralala, la littérature orale africaine connaît aussi, au-delà de la sphère religieuse du masque ancestral, mais dans le folklore et les contes populaires, la figure du trickster, personnage tissé dans l’astuce, la ruse, le tour de dupe, la tromperie et dont les préférences vont au masque, à la farce ou à l’espièglerie. Ce type de personnage peuple d’ailleurs le roman postcolonial, avec ses wangrineries sans nombre. Dans le folklore ouest-africain (tel qu’il s’est exporté ensuite avec les esclaves dans l’Amérique des plantations) c’est le lièvre et l’araignée qui tiennent l’essentiel de ce rôle. Nous en cherchons des auteurs-araignées, yévigolotoé.
La légende du trickster
« Le trickster, écrit Gilles-Félix Vallier, celui qui joue des tours […est] un personnage très important dans les contes animaliers d’Afrique. Dans les récits, le trickster est toujours un être qui se définit par deux traits associés : la faiblesse physique et la ruse. Ce personnage se moque des puissants qui seront représentés dans les contes animaliers par le lion, le léopard ou l’éléphant, par exemple, ou alors, il est question de personnages humains tels que le chef ou le roi qui abusent de leurs sujets »
Nous voulons voir dans un auteur la figure du trickster, qui invente plus de vies qu’il n’en saurait avoir vécu, qui prend son lecteur par la main et le mène de dédales en labyrinthe, faisant battre son cœur comme s’il s’agissait d’une vraie vie alors qu’ils savent tous les deux qu’il ne s’agit que d’une histoire. Car parfois, le masque n’est-il pas plus beau que ce qui se cache derrière… ?
Qu’est-ce que lire ?
Comme un masque, le livre est une interface entre le monde dit réel et le monde qu’il ouvre à l’imagination et appelle à l’existence. Selon la matière dont il est constitué, il peut ouvrir au lecteur un monde doux et tendre qui lui permet de fuir un instant les terreurs du monde réel ou, au contraire, ouvrir un monde terrifiant qui le fait préférer et redécouvrir avec indulgence le monde réel qu’il tenait jusque-là pour insupportable.
Chesterton disait, contre ses contemporains qui n’aimaient pas les romans policiers pensant à tort qu’ils encouragent la criminalité, que décrire un crime crapuleux, plus horrible que nature, peut être une façon de dissuader d’en commettre un. Mettre un masque, même horrible, a au réel peut donc devenir un geste de salut public.
Mais pour ceux qui savent, le masque est aussi une mascarade. Les initiés qui participent dans toutes les cultures, en secret, à la fabrication des masques savent que c’est une mise en scène, qu’il faut la prendre au sérieux sans la prendre au sérieux. Tandis que les non-initiés sont terrifiés par leur apparition publique, la scène devient pour les initiés un objet, un moment de jouissance. Les anthropologues montrent d’ailleurs que les masques s’inscrivent aussi dans la logique du jeu, un jeu social pour aller vite. Et du jeu, il s’agit d’abord de jouir.
La lecture comme une jouissance
Comme un masque qui se livre, un texte, comme disait Roland Barthes est d’abord, pour le lecteur, l’objet de jouissance. Il y a un plaisir à lever le masque, à le soulever légèrement. « L’endroit le plus érotique d’un corps, dit Barthes, c’est là où le vêtement bâille ». Le livre devient alors l’interface d’un jeu de cache-cache entre l’auteur et son lecteur: le premier dissimule, à l’endroit du lecteur, des choses dans son texte, que ce dernier remarque et sourit (ou pas). Et le second croit deviner dans le texte des clins d’œil posés par l’auteur, croyant reconnaître le visage derrière le masque, à raison ou à tort!
Dans sa fonction, comme un masque, un livre est un carnaval. Sur le visage d’un monde injuste, il sait peindre un autre où les pauvres obtiennent justice où les indigents savent la joie, où des criminels suscitent la compassion. Toutes les sociétés ont leurs coulisses. Les masques sont la seule façon dont les coulisses se présente en scène. Ils offrent la possibilité aux plus attentifs, de découvrir ce qui s’y passe. Ils sont la possibilité d’entendre des voix d’autres mondes, de faire voir que d’autres mondes existent et sont possibles et, à terme, parfois, de les rendre effectifs. « La fête, la dilapidation des biens accumulés durant un long intermède, le dérèglement devenu règle, toutes normes inversées par la présence contagieuse des masques, font du vertige partagé le point culminant et le lien de l’existence collective. Il apparait comme le fondement dernier d’une société au demeurant peu consistante. Il renforce une cohésion fragile… Les masques sont le vrai lien social », dit R. Caillois.